Salut petit excité.e du dermo! Il m’en a fallu du temps pour te parler de Nissaco! Et pourtant crois moi ce n’est pas parce que je n’en avais pas envie, ni même parce que je viens de le découvrir… Ooooh non! Mais plutôt que j’attendais le moment idéal! Bonne nouvelle : c’est le moment! C’est le moment pour plusieurs raisons. D’abord il est vraiment à un point très avancé de son évolution artistique, ainsi que de sa renommée. Il a vraiment installé son style, et son identité visuelle propre. Et surtout c’est le moment car j’ai eu la chance de me faire tatouer par lui, et non pas que ce soit intéressant en soi, mais cela m’offre la possibilité de te faire vivre de l’intérieur un rendez-vous avec lui. Alors on y va, aujourd’hui on parle de Nissaco. On s’intéresse d’abord à son travail, puis je te raconte ma séance si ça t’intéresse!
A life in a day.
Nissaco est Japonais. Il habite et travaille dans la même ville que moi : Osaka. A vrai dire, je t’avais déjà un peu parlé de lui en 2015 lorsque j’avais publié mes 2 articles de sélection de 7 artistes incontournables de la région Kansai. Nissaco clôturait le bal du 2ème article car je voulais montrer la diversité de la scène japonaise, souvent réduite vue de l’étranger, à la pratique du tebori sur des yakuza aux phalanges manquantes, ou le « japonisant à la machine » (coucou Oscar), alors qu’en réalité, le tatouage japonais, c’est bien autre chose. C’est une scène en danger qui pourtant continue d’évoluer, muter, être avant-gardiste, et comme toujours, s’approprier les codes venus d’ailleurs en les teintant de culture nippone, sans jamais se prendre pour ce qu’ils ne sont pas.
Notre homme du jour est désormais célébrissime pour ses motifs géométriques, ses patterns, disposés en puzzles sur la peau de ses clients. Pour autant, il ne fait pas que ça, et peut très bien revenir aux fondamentaux en dessinant de superbes corbeaux ou kirin (je te renvoie à la page appropriée de notre dossier sur le tatouage japonais pour la symbolique de ces motifs), toujours avec un soucis de texture impressionnant. Il est discret, n’étale jamais sa vie privée sur ses réseaux sociaux, et travaille comme un forcené. Dans ses quelques commentaires lancés souvent en direction de son grand copain Gakkin, tu noteras souvent un humour bon enfant qu’on retrouvera parfois dans des petites vidéos comme celle-ci :
Les patterns parlons-en! Je ne serais pas étonné que tu apprennes un truc ou deux… comme moi lorsque j’ai commencé à creuser un peu. Les motifs que Nissaco utilise, et que tu retrouveras sur beaucoup de ses clients, ne sont pas choisis au hasard. Ce sont des motifs traditionnels. Alors tu peux définir le mot traditionnel comme tu veux, le traditionnel, ici, c’est ce qui se transmet dans un groupe sur une longue période de temps. Si tu parles d’une technique traditionnelle, cela renverra aux gestes et aux outils etc, si tu parles d’un style ou d’un motif, cela renverra au design de ces derniers, aux codes graphiques, à leur forme etc.
Il existe énormément de motifs tradi qu’on appelle en japonais « dentômonyô » (伝統文様) ce n’est pas un terme spécifique, cela veut juste dire motif traditionnel. Chacun a son nom et son origine, mais quasiment toujours en relation avec le textile. On trouvera ainsi le « kikkô » (亀甲) en forme de carapace de tortue, les célèbres vagues « seigaiha » (清海波), « asanoha » (麻の葉), etc… C’est ce que Nissaco a choisi d’utiliser pour ses patterns géométriques, rendant ainsi à la peau son rôle d’habit, de parure, d’enveloppe externe, et de vitrine du bon goût.
En y intégrant des motifs plus figuratifs de-ci de-là, ou au contraire en intégrant les patterns à des animaux, le créateur s’offre une palette infinie de combinaisons et de terrains de jeu, avec pour seules règles la rigueur et le mouvement.
Sous les aiguilles de ses machines rotatives, nos corps deviennent des kimono multiples, des puzzles d’époques variées, et racontent des histoires de jadis aux hommes de demain.
A day in a life.
En ce qui me concerne, j’ai découvert le travail de Nissaco il y a 8 ans, alors que je venais au Japon pour préparer mon emménagement. Je voulais me faire encrer le symbole de cette ville que j’aime tant, et, à l’époque, n’étais pas aussi aguerri et connaisseur du monde de l’encre. J’avais déjà un tatouage que j’avais dessiné moi-même, noir, solide et je voulais un tatoueur capable de produire quelque chose dans cette veine. J’ai donc cherché les artistes de la ville et suis rapidement tombé sur son travail, à l’époque pas encore si orienté géométrie, mais déjà résolument « blackwork », terme qui, si je ne m’abuse, n’existait pas encore.
Malheureusement, les emplois du temps des uns et des autres n’étaient pas compatibles, et j’ai fini par me faire tatouer mon design, conçu pour lui plaire, dans mon studio de Saint Etienne où j’habitais à l’époque, Génération Tattoo. Mais 8 ans après, je voulais compléter ce design, pour en faire un gobusode (demie-manchette), et il n’y avait pas de meilleur personne à qui confier cette tâche que Nissaco. Je voulais aussi réunir les deux compères Nissaco et Gakkin sur mon corps, ce dernier m’ayant encré une jambe. J’ai également pour motivation de promouvoir sur ma petite liquette, les artistes de ma région, tu commences à comprendre que j’y suis attaché.
J’aurais aimé lui laisser plus de place, lui dont le travail s’adapte si bien aux grandes pièces, mais je devrais me contenter d’un background. L’important est de boucler la boucle, et j’ai donc pris rendez-vous avec lui dès que son agenda s’est rouvert -pour quelques jours-. 7 mois d’attente plus tard, me voilà dans le métro en direction de son studio privé, dont il m’a donné l’adresse lorsque nous avons décidé d’une date.
Je suis un peu stressé, j’attends ça depuis longtemps, l’homme est mystérieux, et le studio difficile à trouver. Il y a bien un shop avec pignon sur rue à deux pas, mais ce n’est pas là où il travaille. Je vois passer un homme très tatoué (il y en a beaucoup plus dans ce quartier qu’ailleurs) et lui demande de m’aider à trouver l’entrée. L’immeuble est petit, la cage d’escalier ancienne et étroite, je monte au dernier étage et commence à discerner une mélodie de Coldplay, diffusée par les enceintes d’une ordinateur. Une des 3 portes d’appartement est ouverte, je passe la tête et découvre le gars, petit et mince, souriant. On se présente rapidement, il est soulagé que je parle japonais car son anglais est limité. Je m’installe et on commence à tailler le bout de gras sur nos connaissances communes, principalement Gakkin.
Le studio est confidentiel, une table de tatouage, un canapé, photocopieur, étagères pleines d’encres et autres outils nécessaires, des photos encadrées de ses pièces préférées… bref, un studio privé comme un autre. Les deux autres portes du palier s’ouvrent sur le même type d’endroit, en face est installée Maru, une tatoueuse spécialisée dans les design kawaii et pop, encore une facette de la scène nippone qu’on oublie souvent.
Il est midi, rapidement on se met au boulot. Je lui parle du seul motif que je veux absolument, et il observe mon bras et celui d’en face pour définir ses grandes lignes et les autres motifs qu’il utilisera. Son regard se fait noir, sérieux, concentré. En moins de 2 minutes, durant lesquelles je peux presque entendre les rouages de son cerveau s’actionner, il décide. D’abord un motif de kikkô, comme un grillage en effet 3D sphérique. Pour le reste, au stylo, il free hand quelques courbes qui reprennent celles que j’ai sur le bras opposé. Prévu pour 2 séances, il m’annonce qu’il pense pouvoir finir en une journée. Je comprends alors que celle-ci sera longue pour moi.
On parle de ma vie au Japon, de ses expériences en France et en Europe, ses souvenirs du Mondial du Tatouage à Paris cette année où il a cartonné sur une collaboration avec son poto… Le programme est simple, on y va pattern par pattern, un stencil posé, puis piqué, une pause, et on recommence.
Sa main est très légère, ses gestes assurés, et je suis soulagé de ne ressentir aucune douleur. Après les kikkô viennent les seigaiha, vagues souvent prises pour des éventails, dont elles ont la forme… Tout se passe bien, Colplay joue toujours. Lorsque nous en sommes au beau milieu de la séance, ça commence à picoter, et honnêtement c’est d’abord mes reins qui me demandent du répit. La porte est toujours ouverte, Maru-san est arrivée pour son travail du jour et elle fait quelques aller-retour dans le « box » de Nissaco pour utiliser le photocopieur, récupérer quelques papiers etc…
Tout à coup, quelqu’un entre. On pense à elle, et ne bronchons pas. Pas un mot, c’est bizarre, on lève la tête en même temps, pour découvrir une Européenne, la cinquantaine, blonde platine cheveux courts, tatouages sur le bras. Stupéfaction. La gazière s’était déjà assise sur le canapé, comme si elle était à la réception de l’hôtel. Elle nous engage en anglais « Hey guys! », et je vois mon Nissaco perler quelques grosses gouttes de sueurs… « Euuuh oui? » La voilà qui nous explique qu’elle veut un rendez-vous. Lui, comprend qu’elle a rendez-vous et commence à sérieusement s’inquiéter. Je corrige le tire en lui traduisant peu ou prou ce qu’elle dit, mais cela n’a pas de sens pour moi non plus… Malgré mon anglais très correct. Il lui demande étonné : « mais comment vous avez trouvé ici? » et elle de nous raconter qu’un gros malabar plein d’encre et aux cheveux longs dans la rue lui a conseillé de venir ici lorsqu’elle lui a demandé où elle pouvait se faire tatouer par des indigènes avant de reprendre son avion bientôt… Haha j’adore les gens qui ne doutent de rien!
Je me vois donc dans l’obligation d’expliquer gentiment à la dame qu’on l’a mal renseignée, que le monsieur ici-présent est booké sur 2 ans et qu’on ne fait pas de walk-in dans un studio privé… Adressez-vous à la concurrence, il y a justement un shop à quelques mètres, ils seront ravis de traiter avec votre impolitesse et non-effort d’articuler un petit « bonjour » en langue locale. Merci, au revoir.
L’incident passé, on en rigole bien, et nous remettons au travail. L’adrénaline de mon corps est partie en même temps que notre British culottée, et on attaque les parties intérieures du bras et le plis de l’aisselle… les dernières heures seront longues. J’en profite pour lui poser quelques questions, non pas dans l’optique d’une interview, mais d’une conversation normale… Mais tu aimeras peut-être savoir par exemple qu’il a commencé le tatouage sans vraiment aimer dessiner, ni l’Art, mais parce qu’il pensait que c’était sacrément cool et que ça ramènerait des filles! Il te dit ça dans le plus grand des calmes. Visiblement cela a fonctionné puisqu’il est marié et heureux aujourd’hui, presque 20 ans après avoir commencé… Hé oui car si l’homme n’a que 37 ans (bientôt 38 dit-il dans un souffle), il n’en est pas à ses débuts.
Si son succès planétaire a aujourd’hui explosé, il en est le premier étonné, et c’est dans le détail qu’on voit son expérience. Dommage que sur les réseaux sociaux on n’ait que peu d’occasions de regarder les détails des pièces… Tu n’avais peut-être par exemple pas remarqué dans les ailes du hibou sur la pièce en tête d’article, les patterns camouflés dans les plumes… regarde!
Du coup je me suis dit qu’au lieu de juste parler de ma vie, j’allais profiter de cette chance pour montrer quelques détails de mon humble petite pièce…
La façon de jouer avec le mikiri (la bordure du motif) reprenant mon botan mikiri du bras droit, puis le cassant avec les contours du pattern, par exemple…
La texture textile qu’il utilise et qui, en vieillissant, va donner un shading doux…
L’utilisation du motif existant en reprenant par exemple les gouttelettes…
Pour ensuite les réinjecter en négatif derrière l’épaule!
Ou le dégradé que peu de personnes verrons, mais qui désormais nous appartient, à lui et moi.
C’est tout ça qui fait qu’un jour de tatouage est un grand jour. Que ce soit avec une star récente, ou un gars qui fait son beurre depuis des années, plus confidentiellement, mais avec le même talent, la même passion, la même énergie et le même dévouement. Après 7h30 de pique, je suis enfin prêt à être photographié à mon tour devant ce mur en lattes blanches que j’observe depuis des mois sur chaque photo qu’il poste sur les réseaux sociaux… C’est du papier peint, encore un effet d’ensemble trompeur sur le net et qui prend tout son sens quand on a la chance de regarder de prêt, de toucher, de participer… Alors n’hésite pas à aller plus loin que les images, va rencontrer les tatoueurs qui te font vraiment vibrer, au delà de leur nombre d’abonnés.
A moi les démangeaisons!