II. Techniques d’hier et d’aujourd’hui.
Après avoir parlé rapidement du style traditionnel, sur lequel on reviendra un peu plus profondément pour en détailler la forme, voyons d’abord un peu plus en détail la technique traditionnelle. Si j’insiste sur la différence, c’est parce que beaucoup d’artistes dans le monde excellent dans le style sans jamais avoir utilisé la technique traditionnelle. En effet, un tatouage, pour être qualifié de « japonais » n’a plus besoin d’utiliser la technique à la main, mais a encore besoin de respecter quelques codes dans sa forme.
La technique traditionnelle, quand on parle de tatouage japonais, est appelée Tebori (手彫り). Cela signifie littéralement « gravé à la main », et cela s’oppose au terme beaucoup beaucoup moins utilisé de « Kikaibori » (機械彫り) qui désigne le tatouage réalisé à la machine. Comme tout ce qui touche au traditionnel au Japon, le Tebori est une pratique complexe aux multiples styles, écoles et nuances. Si tu ne te destines pas à être un tatoueur pratiquant ce style, il est fort peu utile d’entrer dans les détails techniques. Si tu cherches à te lancer, cet article ne te suffira pas… mais voilà ce qu’on peut noter d’important sur cette technique ancestrale.
Il faut se méfier lorsqu’on utilise les mots de « traditionnel » ou « japonais ». J’admets moi même faire parfois des raccourcis. On ne devrait pas parler de « style traditionnel« . Le traditionnel ne devrait s’appliquer qu’à la technique, dont nous allons parler maintenant. La raison pour laquelle il est compliqué de se passer du terme « traditionnel » pour le style, est que la forme du tatouage, disons donc classique nippon est intrinsèquement liée à l’utilisation, jadis, de l’outil. Abus de langage ou commodité d’explication, reste conscient que la seule chose « traditionnelle » est la technique à la main.
Le coutelas du fils de Craô le Sage.
Tout bon peintre se doit d’avoir un bon pinceau, tout bon chasseur (quand il voit un truc, il tire…) doit avoir un bon fusil, et Rahan ne serait pas allé bien loin sans le coutelas piqué aux ennemis de son pôpa. Bref, l’outil est primordial. Les aiguilles du Tebori (c’est aussi le nom de l’outil, tu l’as compris) sont en général d’un plus gros diamètre que celles utilisées sur les machines, et plus « raides ». Elles sont groupées en rangées, seule ou empilées comme les magnum d’aujourd’hui, et sont traditionnellement attachées à une longue tige de bambou. L’outil est tenu dans la main droite, quand les doigts de la main gauche étendent la peau à tatouer.
La pointe du Tebori repose sur le pouce gauche, et les aiguilles sont insérées par la seule force du tatoueur, qui exécute un mouvement rapide, régulier et précis avec son bras droit. A la différence des autres formes de tatouages traditionnels d’Asie (comme le moko ou le tatau), le Tebori ne requiert pas la présence d’un d’assistant.
Sur Twitter, @MrSocrate m’a demandé : « Le tatouage japonais traditionnel s’exécute-t-il encore comme par le passé ? Si non, quelle différence? » Il n’y a que très peu de différences dans la manière de tatouer, il faut noter que les contours (sujibori) sont maintenant fréquemment réalisés à la machine et que le Tebori n’est utilisé que pour le remplissage. Mais surtout, aujourd’hui que l’on connait mieux les risques de contamination du sang, des maladies et qu’on se soucie un peu de l’hygiène, les groupes d’aiguilles utilisées sont détachables du manche, pour qu’elles puissent être à usage unique, et le-dit manche est plus souvent en acier ou en titane qu’en bambou. C’est quand même plus pratique pour la stérilisation dans l’autoclave, faut avouer.
Moi Tarzan, Toi Jane : vocabulaire basique.
Pour rester dans l’âge de Pierre, on peut dresser un très rapide lexique des bases pour survivre dans le monde sauvage du Tebori. Avec ça, tu es assuré de passer pour « un mec qui s’y connait probablement super bien. »
Tsuki-bori (突き彫り) : style, méthode, gestuelle évoquant un mouvement rapide, généralement associée à ma chère et fantastique région du Kansai, Osaka et les parties de l’Ouest du pays.
Hane-bori (羽彫り) : style, méthode, gestuelle évoquant la légèreté d’un plume, généralement associée à la région du Kanto, Tokyo et l’Est du pays. Elle est souvent présentée comme plus difficile à maîtriser que Tsuki-bori, plus simpliste (mais ça c’est parce que les mecs de Tokyo sont toujours jaloux de nous autres de l’Ouest, francs directs et fiers! Désolé, chauvinisme obligatoire!)
Kakushibori (隠し彫り, littéralement coupure cachée) : motif tatoué près des aisselles, l’intérieur des cuisses ou autres parties « cachées » du corps. Fait aussi référence au tatouage de mots cachés, par exemple parmi les pétales de fleurs.
Kebori (毛彫り) : le tatouage de fines lignes ou de poils sur les visages tatoués.
Sujibori (筋彫り) : tracer le contour, contour du tatouage, les lignes. Comme je l’ai dit plus haut peu d’artistes aujourd’hui prennent le temps du Sujibori. Même les plus grands tracent les contours à la machine, et n’utilisent le Tebori que pour le remplissage. Ouais ça casse un peu le mythe, mais gain de temps, facilité etc… et pas que pour l’artiste hein…
Shakki : le son que les aiguilles font lorsqu’elles piquent la peau. Un son très important qui donne des informations au tatoueur, et fait flipper le tatoué. J’en profite pour signaler la création du style Do no eko, de Tohibiki et Shakki, tatoueurs à Paris, spécialistes du Tebori et qui ont développé des outils en cuivre pour amplifier ces sons et guider leurs gestes grâce à eux. Retrouve ici le passionnant entretien que m’a accordé Tohibiki sensei.
Le Tebori est donc une technique au service d’un design. Une technique et un mouvement qui ont permis aux Horishi de développer un style. De la même façon qu’un crayon de bois permettra des traits fins et des détails, alors qu’un fusain permettra des noirs profonds et des grandes dynamiques, l’outil forge l’oeuvre. Alors détaillons maintenant la forme du tatouage traditionnel japonais.
J’ajoute en commentaire ici une belle description de l’esprit du « traditionnel », pas seulement dans le tatouage mais dans l’esthétique japonaise en générale. Je laisse pour ça la parole à Tohibiki, dont on a parlé plus haut.
« Se promener dans une foret. Y trouver un bout de bois qui t’évoque une forme familière; sans trop savoir laquelle au premier instant. Découvrir que cette forme est celle d’un encrier. Presser le pas, excité, pour rentrer chez toi. Creuser ce bout de bois, une fois dans ton atelier, en déformant surtout le moins possible sa forme initiale. Creuser, et poncer de manière à t’appuyer sur le point ( voulu ) absolu de rencontre entre l’encrier inspiré et la forme naturelle du bois. Donner enfin naissance à l’encrier. C’est le sentiment japonais que l’on nomme Wabi. Recevoir un client pour la première fois, s’ouvrir à sa demande d’Irezumi et la traiter avec instinct et conviction en la déformant le moins possible; s’adapter par ailleurs au point de rencontre de la morphologie du client avec celle du dessin. C’est aussi un sentiment Wabi. Et c’est un sentiment profondément japonais. Il n’est pas d’ailleurs nécessaire d’être japonais pour l’expérimenter.
Découvrir vingt années plus tard l’encrier ennobli par l’usure, les taches d’encres de couleurs diverses, incrustées dans les craquelures du vernis effrité, éclairant sa texture. Sentir son coeur réconforté par cette usure. C’est le sentiment Sabi. La technique Tebori atteint un espace différent de la peau que le dermographe. Ceci du fait que cette technique est un frappé/soulevé alors que la démographie est un frappé/balayé. Le vieillissement d’un Irezumi s’ennoblit avec le temps, il est Sabi. Ce n’est pas le cas du tatouage démographique qui demande souvent des retouches.
Le Wabi et le Sabi sont quelques ingrédients qui font la tradition des artisanats d’art japonais. Y compris l’Irezumi.
Par ailleurs, une lame martelée, avant cela morceaux de Tamahagane et de prières au Kami associé, devient réceptacle d’une âme lorsque chauffée cette dernière est plongée dans l’eau froide pour prendre sa courbure définitive. Incarnée elle devient Katana. Une heure, une semaine, une année, au rythme non pas d’un moteur électrique mais de l’écho des aiguilles sur le mur de peau incarnent plus qu’un simple dessin.
Un autre ingrédient que l’on peut donc retrouver dans l’artisanat japonais et à mon sens l’Irezumi, est l’animisme ( trouvant sans doute ses origines dans le shintoïsme ).
L’Irezumi n’est pas traditionnel uniquement parce qu’il est exécuté à la main. Il l’est pour des raisons nombreuses et complexes et c’est une richesse. C’est important à mon avis de savoir l’apprécier et de souhaiter le préserver. »