Oyez les encrés! Le monde du tatouage n’est pas homogène. En son sein se développent des sensibilités, des styles, des écoles, issues du passé ancestral de l’encre, ou de son visage le plus moderne. Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir échanger avec un tatoueur atypique dans le paysage français. Tohibiki sensei est un de ceux qui font vivre, et encore grandir le tatouage traditionnel japonais. Un tatouage ancestral qu’on pourrait peser figé dans ses codes. C’est sans compter sur des tatoueurs comme Tohibiki et son apprentie Shakki, qui comptent bien ajouter leur goutte d’encre à l’océan déjà versé.
Bonjour Tohibiki, la première question est aussi traditionnelle que tes tatouages : peux-tu te présenter en quelque mots ?
Je suis depuis longtemps fasciné par la liberté avec laquelle Katsushika Hokusai sensei changeait de nom. Chaque nouveau pseudonyme correspondant à un nouveau cycle dans sa vie de dessinateur.
C’est probablement en m’inspirant de cela que j’ai décidé de porter le nom de Tohibiki .
Tohibiki signifie « écho lointain »; c’est un des noms choisis en Bunshin ( tatouage traditionnel japonais ) pour évoquer le son produit par les aiguilles des Tebori ( bâtonnets avec lesquels on exécute le tatouage ) au moment du contact avec la peau.
Cette notion « d’écho » m’interpelle. D’une part parce que je suis situé à Paris et le Tebori est une discipline nipponne. D’un autre côté le tatouage Bunshin est à considérer comme le passage du corps anatomique vers le corps symbolique. L’idée d’écho, s’insère à merveille dans cette image.
Ce type de tatouage traditionnel implique une connaissance stricte des figures mythiques, folkloriques, religieuses, disons archétypiques du Japon. Mais aussi l’emploi de la technique Tebori.
Comment es-tu entré dans le monde du tatouage ?
J’ai travaillé pendant un petit peu plus d’une dizaine d’années en tant que dessinateur professionnel. J’ai eu la chance d’avoir des employeurs prestigieux comme par exemple la Maison Yves Saint Laurent. En cela mon parcours me fait me sentir un peu comme le tatoueur Bonten Tarô sensei qui fut styliste, mangaka,… Yamada Bunzo sensei qui fut peintre de fusuma ( portes coulissantes recouvertes de papier ), Horiiwa sensei qui lui fut graveur sur bois ( hangi ) pour les motifs appliqués sur les cerfs volants ou encore Horikuni sensei qui fut décorateur de bols de riz et de thé.
Le dessin et le dessin professionnel en l’occurrence ont précédé et participé ainsi à mon évolution en tant que tatoueur.
Je crois néanmoins que mon goût pour le tatouage et en particulier pour le Bunshin s’explique surtout par une réaction épidermique très violente vécue durant mon enfance. Des plaques sombres et aléatoires sont brusquement apparues lorsque j’étais enfant accompagnées d’une forte fièvre, d’une ponction lombaire et d’une hospitalisation. Je pense que, déjà passionné par le Japon, et cherchant quelque chose pour rendre cela supportable, j’ai associé ce phénomène aux yōkai ( créatures surnaturelles japonaises ). Comme si ces tâches étaient la marque d’un quelconque yōkai. Il m’arrive d’ironiser cette réaction d’enfant et de m’amuser à penser que le yōkai aujourd’hui c’est moi. Un yōkai qui marque les autres à son tour.
Aujourd’hui tu pratiques deux types de tatouages distincts. Le style gravure et le style traditionnel japonais qu’on appelle « tebori » réalisé à la main. En quoi ces deux pratiques diffèrent-elles et en quoi sont-elles semblables selon toi ?
J’ai pas mal pratiqué un tatouage que j’ai surnommé il y a quelques années « Gravure » ou « Technique de la gravure ». Il ne s’agissait pas tant d’amener les Albrecht Dürer et Gustave Doré sur la peau ( car comme disait William Blake, la gravure n’est pas du dessin mais de la gravure ) que de déplacer la façon de faire du tatouage carcéral russe dans mon univers. Je n’ai donc travaillé que avec un liner n°1 pour le tracé et la matière. En faisant cela je me suis éloigné des critères esthétiques habituels des shops. Je voulais graver la peau, pas la dessiner/tatouer. En faisant bien entendu de la complexité de certaines lignes non pas une faiblesse mais un force pour la question du vieillissement. En cela je n’invente bien sûr rien du tout, car encore une fois je reprends la « façon de faire » russe. Les lignes en question amènent donc un effet aquarellé en vieillissant mais doivent obligatoirement laisser de la place a la structure dominante pour que la pièce conserve toute sa lisibilité et charisme. On retrouve ce concept dans l’artisanat japonais et aussi dans la notion de vieillissement du Bunshin, on le nomme Sabi.
J’ai bien évidemment retrouvé cette forme d’ archaïsme dans le Tebori. Par ailleurs les criminels russes tatoués, ou voleurs dans la loi ( vori v zakone ), m’ont fait et me font toujours terriblement penser aux anti-héros, hors la loi et tatoués du Suikoden. Enfin, on traduit parfois Horimono ( généralement les trois termes les plus employés pour désigner le tatouage traditionnel japonais sont Irezumi, Bunshin et Horimono ) par «chose gravée».
Je dois tout de même dire que mon apprentie Shakki et moi-même nous concentrons surtout aujourd’hui sur le Bunshin.
Tu es un autodidacte qui a été bercé par la culture asiatique depuis ta plus tendre enfance, et aujourd’hui tu es un des rares (seul?) français à pratiquer le tebori à la manière des maîtres japonais. Tu n’as pas eu de sensei (maître) toi même, mais tu as une apprentie, Shakki. Crois-tu lui prodiguer un apprentissage différent des sensei « traditionnels » ? Et si oui, en quoi ?
Il faut noter que beaucoup de maîtres sont autodidactes. Par exemple Horicho Ier sensei dont le parcours m’inspire énormément, ou encore le célèbre Horitoshi Ier sensei qui ne semble se revendiquer d’aucun maître ou école en particulier.
Il y a quelque chose de profondément intuitif et archaïque dans les gestes du Tebori. Ainsi le Shamisenbori Irezumi ( geste de tatouage ressemblant au geste du musicien pratiquant le shamisen ) de Horifuji sensei existe parce que à un moment donné ce geste est apparu à un tatoueur. Et on ne trouvera pas ce geste chez Horiyoshi III sensei qui possède lui ses propres gestes. On évoque clairement cela dans le Shōninki; la technique doit s’adapter au disciple et pas le contraire de manière à ce que ses gestes soient le plus en accord avec sa nature profonde et par conséquent plus efficaces. Ceci bien sûr sans minimiser l’importance de la transmission. Néanmoins beaucoup d’autodidactes sont devenus des maîtres remarquables, au style propre. Une forme d’empathie étrange entre la peau, l’aiguille, l’encre, le sang, le geste, le Tebori et enfin le tatoueur crée un amalgame qui façonne à son tour la technique du tatoueur autodidacte.
J’ai développé un style, qui je le crois m’est propre. Je l’ai nommé « do no eko », ce qui signifie « écho de cuivre ». Il se caractérise par l’attention que nous portons au son émis par les aiguilles des Tebori. Ce son nous informe par exemple sur la profondeur de pique, comme un sonar pourrait-on dire. Mais il indique aussi la technique employée, tsukibori, hanebari, sujibori…Le fait d’avoir fabriqué des Tebori en cuivre nous permet d’amplifier ce son et d’en savoir donc d’avantage sur notre geste et technique.
J’ai donné le nom de Shakki à mon apprentie. Ce nom est un synonyme de Tohibiki. Bien entendu mon apprentie n’est pas un synonyme de moi même mais je suis soucieux de lui transmettre de mon mieux ce style naissant et qui doit être développé par notre action commune. Nos Tebori fonctionnent donc au diapason.
Est-ce que cette relation de maître à élève que tu n’as pas eu en tant qu’élève, te permet d’apprendre plus, aujourd’hui encore ? Une sorte d’apprentissage inversé peut-être ?
Bien évidemment, tout sensei digne de ce nom sait que « c’est le disciple qui fait le maître ». L’apprenti est l’avenir du sensei et l’unique espoir que son style survive et évolue. J’ai la chance d’avoir une apprentie incroyablement douée et appliquée, dont les progrès m’étonnent chaque jour un peu plus. J’apprends donc énormément à son contact et je fais tout pour me dépasser, de façon à stimuler son envie de progresser et d’apprendre.
Mon ambition consiste a développer ses aptitudes au dessin, au Tebori ainsi que sa créativité, tout ceci de manière à ce qu’elle me dépasse. J’aimerais beaucoup qu’elle devienne un jour une tatoueuse Bunshin accomplie, qu’elle porte le nom de Tohibiki II et qu’elle transmette à son tour ses connaissances tout en les faisant évoluer. Voilà qui me rendrait fier et heureux.
Tu te positionnes comme un artisan. Pourrais-tu m’expliquer pourquoi ? Et quels sont les enjeux propres à l’artisan par rapport au statut très convoité et glamour d’artiste ?
C’est difficile de répondre; Je pense qu’il pourrait y avoir une problématique qui serait celle de l’ ego. L’artiste et son ego sont polarisés à l’oeuvre. Rien d’anormal. Difficile d’évoquer la peinture de Francis Bacon sans Francis Bacon. La peinture de Francis Bacon est universelle, elle parle d’elle même mais on a envie d’en savoir d’avantage sur les détails biographiques du peintre. Comprendre la matrice pour mieux comprendre le produit. Mais il y a beaucoup de peintres amateurs ne pouvant aspirer au statut d’artiste. Combien de tatoueurs pourraient prétendre alors à ce statut?
L’artisan, notamment l’artisan japonais dirige son énergie et son ambition vers un objet qui n’est pas l’ego mais le produit même de son artisanat. Ce n’est par l’artisan que l’on complimente mais le fruit de son travail. Mon apprentie et moi même nous retrouvons dans cette définition. Notre devenir est la matière. Peut-être un jour d’autres estimeront que nous sommes des artisans d’art ou des artistes. Mais ce n’est surement pas à nous de nous autoproclamer ainsi.
Tu exerces en cabinet privé à Paris. Parle-nous un peu de la spécificité de ta démarche envers tes clients. Comment se passe un projet avec toi ?
Pour nous l’équation est simple, le tatouage n’est pas le tatoueur, le tatouage est le tatoué. Nous accordons donc toute notre attention au client et prenons tout notre temps pour échanger avec lui.
Par exemple je n’interromps pas un tatouage pour discuter avec un client qui serait de passage, nous ne tatouons d’ailleurs qu’un seul et unique client a la journée.
Le développement du projet, du dessin est primordial à nos yeux. Le motif n’est pas réalisé à la va-vite entre deux rendez-vous. Ce sont des dessins difficiles à concevoir car ils doivent répondre à des références réelles traditionnelles tout en étant uniques et adaptés au client. J’ai aussi la chance d’avoir pas mal de « cartes blanches », c’est-à-dire qu’en fonction du ressenti que j’ai pu avoir vis-à-vis du client on me laisse développer le motif librement.
Quelles sont tes sources d’inspirations ? Que ce soit dans le tatouage ou non.
Et bien je suis fasciné par le travail de Kawanabe Kyōsai sensei et de Katsushika Hokusai sensei. J’ai l’impression de les fréquenter depuis longtemps. Deux mentors exigeants, qui me font me sentir comme un apprenti maladroit bien que volontaire. Une volonté inaltérable. Leurs leçons m’ont amené à comprendre la matière comme un prétexte à représenter l’invisible. Un habillage de l’indicible. Il s’agit de ressentir les ficelles transparentes que tire la Nature pour nous animer. L’écho que la Nature produit en nous, êtres vivants.
Faisons un petit jeu. Je te donne un nom, tu me donnes le premier nom qui te vient à l’esprit :
– le geste : ….le temps
– le temps : ….le tatouage
– le tatouage : ….le geste
– l’ héritage : ….l’ écho
Quels sont tes projets pour l’avenir ? Et quels sont ceux de Shakki ?
Tout reste à faire. Nous devons développer notre style, le faire évoluer autant que possible. Nous espérons aussi des rencontres aussi belles et instructives que celles que nous avons pu avoir par notre clientèle et par les passionnés de Bunshin que nous avons eu la chance de recevoir.
J’ai beaucoup progressé ces dernier temps en sujibori ( traçage de lignes au Tebori ). Il faut savoir que cette pratique se perd même chez les grands maîtres japonais qui depuis longtemps tracent leurs lignes au dermographe. Le Tebori intervenant ainsi pour les ombrages et les remplissages.
Notre projet à moyen terme consiste à réaliser des tatouages détaillés et raffinés sans faire usage du dermographe pour les lignes. Nous y sommes presque.
Bien que cela me semble peu compatible avec votre façon d’élaborer un projet avec un client, je tente la question… peut-on vous rencontrer lors de certaines conventions, ou d’éventuels guest ?
Je dois dire que la réponse est peut-être dans la question. Notre relation au client rend presque impossible ce type de démarche. Il y a une intimité, une confidentialité dans nos séances de tatouage traditionnel japonais auxquelles nous tenons énormément et que l’on ne voudrait pas perdre.
Enfin voici un encart qui t’es réservé, tu peux y dire tout ce que tu veux, tant que c’est moins long qu’ A la recherche du temps perdu. N’hésite pas à laisser un message aux lecteurs d’inkage !
Je voudrais alors profiter de cet espace pour te remercier Ondori san et pour remercier INKAGE pour ce bel échange.
Merci encore à Tohibiki sensei et à Shakki pour leur temps, leur gentillesse et leur travail. Vous pouvez (et devez) les suivre sur ces différents liens :
Facebook : https://www.facebook.com/OscarYAstizCabinetDeTatouageParis75003
Site internet (avec notamment des vidéos de chaque technique) : http://www.tohibiki.net/
Pinterest : https://fr.pinterest.com/oscaryastiztatt/
Google + : https://plus.google.com/u/0/100041884463420566402/posts
Merci de m’avoir fait découvrir cet artiste, ou plutôt cet artisan, très intéressant. J’aime sa définition de l’art et sa vision du tatouage. Je vais de ce pas visiter son site internet (et celui de son apprentie du coup).