Le Japon est toujours un peu présenté sous le même angle : un fantastique mélange entre traditions et modernité. Raffinement, exubérance, zen et néons, thé vert et coca cola. C’est un peu réducteur à vrai dire, et bien peu original, mais force est de constater que, si cela ne définit pas le pays et sa culture séculaire, cela n’en reste pas moins vrai. Et lorsqu’on en vient à parler tatouage, une fois encore, l’Empire du Soleil Levant étonne.

Aujourd’hui, le tatouage compte un nombre toujours croissant de styles. Mais il n’y a encore pas si longtemps, on ne comptait que quelques écoles différentes… Entre le traditionnel américain et le tribal polynésien, le style japonais peut s’enorgueillir d’être une des bases les plus solides de notre art préféré. Codifié à l’extrême, à l’aide de symboliques fortes et de motifs précis, colorés et de grande taille, le tatouage japonais a tout pour être une vitrine magnifique de l’Art de l’archipel. Et il l’est. Mais plus à l’étranger que sur son propre sol. Encore une étrangeté du pays. C’est un peu comme si l’Impressionnisme de Monet était tabou en France, mais il faut se rendre à l’évidence, le Japon n’aide pas cette facette de son art à rayonner.

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On parle très souvent de l’interdiction des bains publics aux tatoués. Mais qu’en est-il vraiment ? Et pourquoi une telle interdiction ? Peut-elle encore exister aujourd’hui ? Hé bien oui et non. D’abord, il est vrai qu’être tatoué au Japon, c’est se contraindre au quotidien. Si l’ensemble de la société accepte mal la pratique du tatouage, c’est, évidemment, à cause de sa connotation mafieuse, mais pas seulement. Si vous posez la question à des Nippons sur ce « rejet » du tatouage, ils ne vous parleront pas des Yakuza comme première raison (de toute façon on évite toujours de parler des Yakuza comme première raison…) Mais leur réponse pourra être étonnante comme par exemple : « on n’aime pas les modifications du corps, ce n’est pas pur… » Voilà une conception très catholique du corps, qu’on ne s’attend pas forcément à trouver du côté bouddhiste ou shintoïste, et pourtant…

Alors, véritable conception du corps ou excuse maladroite pour éviter le sujet qui fâche ? Difficile à dire. Ce qui est certain c’est qu’au Japon, il n’y a rien de plus malpoli et de plus agressif que d’imposer son avis à autrui. Selon moi, c’est une des raisons souvent sous-estimée de la gêne que procure la vue d’un tatouage. Sans entrer dans les détails sociologiques compliqués (mais passionnants), le citoyen japonais organise son identité en « sphères ». La sphère privée, la sphère professionnelle, etc… grosso modo, deux tendances : le « naka » (l’intérieur) et le « soto » (l’extérieur). Faire s’entrechoquer les deux est tout simplement impensable, contrairement aux Occidentaux qui n’auront pas de problème avec ça. C’est schématisé et raccourci parce que le sujet ici c’est le tatouage, mais c’est important de comprendre ça.

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Le tatouage, s’il devient visible, a cette particularité de regrouper les deux sphères. Il est personnel et l’arborer aux vues de tous est une intrusion dans la sphère privée de chacun, et incroyablement prétentieux et arrogant. D’accord, mais de là à l’interdire dans des lieux où la nudité ou semi-nudité est normale ?? Car si on parle toujours de l’interdiction des encrages dans les bains publics (surtout onsen car les « vrai » sento ne peuvent pas refuser l’entrée à qui que ce soit), on oublie souvent de dire qu’ils sont aussi bannis de la plupart des plages privées (apparemment pas dans toutes les régions), des salles de sport, et des piscines. Mais que dit la loi ?

Hé bien comme pour beaucoup de choses au pays des samouraïs, la loi ne dit apparemment rien. Aucune interdiction n’est supportée par un quelconque texte officiel. Si pourtant même l’ancien maire d’Osaka se permet d’interdire les tatouages aux employés municipaux, la décision d’interdire ou non les taches d’encre dans ces établissements n’est laissée qu’à l’appréciation du gérant. Tout au plus y a-t-il des arrêtés municipaux de leur côté. C’est évidemment un moyen pour eux de tenir éloignés des clients mafieux ou disons « mauvais genre » (ou le laisser croire en tout cas, car souvent on entend parler d’établissement où la clientèle tardive du soir est plus encrée qu’on ne le pense…), ou plus simplement de gagner la confiance des clients « biens sous tout rapport ». Mais aujourd’hui, avec la démocratisation du tatouage, que même le Japon connait, ce serait se priver d’une partie de plus en plus importante de la clientèle. Aussi, de plus en plus d’établissements tolèrent les tatouages. Si vous êtes étranger estampillé « touriste », vous avez aussi de bonnes chances d’être accepté. Mais veillez toujours à demander avant de vous déshabiller, pour éviter l’incident diplomatique, et ne soyez pas surpris que, par principe d’équité, on vous demande de couvrir votre encre, ou de quitter l’établissement.

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Ainsi, si vous lisez le règlement intérieur de la piscine municipale d’Osaka, vous ne trouverez aucune mention d’interdiction. Quand vous questionnerez le staff d’accueil pour savoir si cela ne pose pas de problème que vous ayez des tatouages, on vous répondra que non, bien sûr, aucun souci… sauf… sauf si cela dérange un autre client, alors là, il faudra soit rester habillé, soit partir… Et vu la forte probabilité qu’une mamie venue baigner son petit fils trouve ça déplacé, disons que les chances de devoir bronzer en T-shirt ne sont pas minces.

La place restreinte du tatouage au Japon n’est donc pas seulement un problème de mafia. Les raisons de son coté « tabou » (ou plutôt discret), sont ancrées plus profondément dans la culture de l’Empire. Pour autant, la discipline a évolué comme ailleurs dans le monde. On présente toujours le tatouage nippon comme le traditionnel « tebori » (tatouage à la main, sans utilisation de machines), mais l’immense majorité des artistes du pays utilisent de bonnes vieilles « coil machines », et ne se contentent plus du style purement traditionnel. Ils sont ouvert au Noir et Gris, au réalisme, au New School etc… La scène japonaise n’est pas à l’image des mentalités du pays. C’est en ça qu’aujourd’hui encore, le tatouage japonais n’a pas fini de nous surprendre, par sa puissance, sa profondeur, et son avenir.
Mais ça… nous en reparlerons, faites moi confiance.

A propos de l'auteur

Passionné par le tatouage, la photo, et l’image en général, cet expatrié au Japon, diplômé d’Arts Plastiques repenti aime regarder le monde. Vous pouvez également retrouver ses articles tatouages sur son blog personnel Le Support et l'Encre son Instagram ou suivez-le sur Facebook pour toujours plus de tatouages

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11 Réponses

  1. pelissier

    Bonjour et bel article, que ce soit au Japon ou ailleurs le tatouage a selon les époques « posé » problème, mais vous mettez le doigt sur l’essentiel, sphère privé, sphère publique. Anecdote en passant, un ami a fait quelques stages avec Mtre Mochizuki Minoru et chaque fois en passant à ses cotés, il lui tapait sur les mains pour qu’ils les mettes derrière le dos (quand il expliquai bien sur) car tatouages dessus (ancien légionnaire)…

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    • Ondori

      Merci de ce gentil commentaire et de l’anecdote. L’important est de bien comprendre qu’il est tout à fait possible de circuler au Japon tatoué, même visiblement. En revanche, il faut être conscient de la gêne que cela peut occasionner dans certaines conditions spécifiques.

      Mais je vis et travaille ici sans aucun problème depuis bientôt 4 ans… comme quoi…

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  2. Grem

    Bonjour.
    Très bon article qui résume bien la complexité du Japon dans son rapport au tatouage. Il manque peut être une petite précision.

    Il y’a en effet deux styles de tatouages au Japon, tout du moins deux mots pour le désigner. On a d’une part le terme tatoo (タトォー), le tatouage à « l’occidental », et d’autre part le terme irezumi (入れ墨ou 入墨), désignant lui tatouage à la japonaise. Et la vision des japonais sur l’un ou l’autre n’est pas tout à fait la même. Les deux fond mauvais genre mais le tatoo est plus connoté bad boy et l’irezumi lui est assimilé aux yakuzas.

    Quoi qu’il en soit, le fait d’être un non japonais aide beaucoup à l’acceptation du tatouage. Ils se diront juste « ils sont fous ces gaijin »!

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  3. Ondori

    Bonjour Grem, oui tu as raison, j’ai parlé rapidement du fait qu’un touriste étranger aura bien entendu moins de problèmes. En revanche s’il est vrai qu’on utilise plutôt « tattoo » pour les fashion et occidentaux, et « irezumi » pour le style affectionné par les yakuzas, Horimono me semble un compromis entre les deux… Et de toute façon cette différenciation n’entre pas en ligne de compte s’agissant des interdictions. Si c’est interdit, c’est interdit. Mais comme je le dis, heureusement, de plus en plus d’endroits acceptent les tatouages, surtout les lieux très touristiques. Il n’en est pas de même pour le sento de mon quartier, c’est tout 🙂

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  4. Loomi

    j’ai tilté sur un passage où il est dit: « Ce qui est certain c’est qu’au Japon, il n’y a rien de plus malpoli et de plus agressif que d’imposer son avis à autrui » ok, mais jeter quelqu’un d’une piscine, car le tatouage ne plaît pas à certain des clients, ce n’est pas imposé son avis à autrui ?….

    surtout que les tatoués n’impose rien à qui que ce soit, si des gens n’aiment pas le tatouage, les personnes tatoués ne vont pas les critiquer ou quoi, chacun est libre de faire ce qu’il veux de son corps; enfin voilà, je comprends le truc « sphère privée », « sphère publique », mais pourquoi classer le tatouage dans le privé ?

    sinon en temps que fan de tatoos, j’adore votre site et les (très) talentueux artiste que l’on peut y trouver, sans parler des articles qui m’en apprenne beaucoup sur tout ce qui touche au tatouage. <3

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    • Ondori

      Salut Loomi! Merci de ton com et de tes compliments!

      Pour la phrase qui t’a fait tiquer, je comprends qu’il n’est pas toujours facile pour nous occidentaux de cerner cet aspect de la société japonaise. Moi qui vit ici depuis 4 ans, il m’arrive encore d’en être bouche bée… Aussi je vais t’épargner la conférence sur le sujet, mais il faut bien comprendre qu’il y a un écart entre « imposer » son avis et faire respecter une règle (qui n’est certes pas fondée sur du légal mais largement légitime vu son poids social)

      De plus, il ne faut absolument pas voir ça comme une persécution contre les PERSONNES tatouées, mais plutôt contre ce que REPRÉSENTE le tatouage dans l’inconscient collectif, et, encore une fois, par son côté privé. Ce côté privé d’ailleurs, me semble tout à fait évident… le tatouage fait partie de ton être, de ton imaginaire, et de ton histoire… il n’y a rien de plus perso à mon avis, mais ça n’engage que moi, évidemment.

      Merci de ton commentaire et de ta lecture!!

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      • Loomi

        oui il est vrai que nous n’avons pas la même culture et donc la même conception des choses et des autres.

        et oui c’est vrai que là-bas (et même en France d’ailleurs) beaucoup voient dans le tatouage un « mauvais genre »; j’ai récemment vu un documentaire qui disait que les gens associés les tatouages aux Yakuzas, donc forcément….

        mais ce que je voulais dire dans mon message, c’est qu’il faudrait que les gens apprennent à connaître l’art du tatouage, ainsi ils se rendraient compte qu’il n’est pas l’image qu’ils s’en font et que les tatoué-es- ne sont pas (forcément) des criminels en puissance ^^ c’est dommage pour tout le monde de rester sur des préjugés infondés…

        et quand je parlais du fait que les tatouages ne sont pas privés, je voulais dire qu’ils sont affichés sur la peau presque au même titre que les bijoux ou les vêtements, alors oui bien sûr on se tatoue pour des raisons personnelles, mais étant donné qu’on « l’affiche » ensuite aux yeux du monde, il devient publique, l’image devient publique, pas la signification (je me suis mal exprimée)

        enfin voilà; merci de répondre au message que l’on peut laisser, c’est rare et ça fait plaisir 🙂
        par contre, ce n’est pas sympa de nous faire découvrir de super artistes pour ensuite nous dire qu’il vivent en Chine, en Ukraine ou n’importe quel pays décidément trop loin x)

  5. Ondori

    ahaha certes! Mais c’est important de bien s’éduquer sur ce qui se fait partout dans le monde, pour bien préparer ses propres tatouages… ou même juste pour le plaisir de découvrir ceux qui façonnent notre passion 🙂
    Mais je comprends ce que tu dis! Moi aussi j’aimerais aller là où sont les meilleurs… un jour peut-être?

    C’est aussi pour ça qu’on essaye de faire beaucoup d’interview de nos artistes français… (y en a de nouvelles qui arrivent bientôt 🙂 )

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  6. Joranne

    Bonjour, je laisse un com après la bataille mais je viens seulement de découvrir ce super article.

    N’étant pas très branchée tatoo je trouve quand même super d’en savoir un peu plus sur les raisons de ce rejet.

    Je reviendrai aussi sur une chose, la notion du corps « pur » qui comme tu le dis peut nous sembler très chrétien, mais la notion de pureté est très importante dans le shinto.
    Par exemple une personne malade ou blessée ne doit pas aller prier au sanctuaire.
    C’est de là que découle toutes ces règles qui peuvent nous paraître à nous un peu too much parfois. Le fait de se déchausser, de remettre des pantoufles spéciales pour les wc, que les femmes n’ont pas pu pendant longtemps assister à des match de sumo et ne peuvent pas monter sur le ring (et voui le sang des règles impur… le refrain éternel), etc…

    Du coup l’idée de transformer son corps ne fait pas partie des « fondements » de la religion shinto. Et le tatouage n’est pas le seul à avoir « le cul entre deux chaises », même chose pour les piercings et la couleur du corps ou des cheveux (^^).

    Répondre
    • Ondori

      Merci Joranne pour tes lumières et ton commentaire! Heureusement pour les cheveux et les piercing, ils sont loin d’être mis au ban de la société comme le sont nos tatouages…

      Répondre

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