Elise Müller est docteur, c’est une socio-anthropologue qui s’intéresse au corps et qui a bénéficié en parallèle d’une formation en ethno-esthétique. Son directeur de thèse est bien connu des médias, car il s’agit de David Le Breton, socio-anthropologue spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain. C’est souvent lui qui intervient lorsqu’il s’agit de parler sérieusement de tatouage et je trouve qu’il a des propos assez objectifs et intéressants sur le sujet. C’est lorsqu’elle présente son mémoire que la célèbre maison d’édition L’Harmattan lui propose de le publier. Cet ouvrage s’appelle « Une anthropologie du tatouage contemporain : parcours de porteurs d’encres ». C’est donc avec un réel enthousiasme que j’ai abordé la lecture de ce livre. Il est bien évidemment préfacé par David Le Breton et postfacé par le célèbre Pascal Tourain qui témoigne également.

Le premier chapitre de ce livre fait un tour d’horizon de l’histoire du tatouage et nous aide à bien comprendre que si le tatouage a été un rite initiatique au sein de beaucoup d’ethnies, il a toujours été perçu sous un aspect négatif en Europe. Elise nous cite en exemple l’étude de Cesare Lumbroso, criminaliste italien « L’Homme criminel » (1885) qui affirme (…qu’au vu de sa fréquence chez les détenus le tatouage constitue un indice juridique…) ou par exemple, cette phrase du français Alexandre Lacassagne, chirurgien de l’armée française : « le tatouage correspondrait au besoin pour les personnes illettrées d’exprimer certaines idées ». C’est très révélateur de la façon dont sont perçus les tatouages dans notre société par les anciennes générations et ces stéréotypes ont encore la dent dure chez nos grands-parents. Après nous avoir mis les cartes en main, Elise aborde le coeur de son sujet de thèse, les témoignages des porteurs d’encre qui étayent les 5 motivations principales de la démarche des tatoués. C’est la partie du livre que j’ai le moins apprécié parce que j’ai eu l’impression d’être disséqué comme une grenouille. Parce que la vraie raison de la démarche est motivée par une histoire très intime, j’explique rarement la signification de mes tatouages ou alors à ceux qui peuvent en comprendre les raisons. Même si je n’ai pas tellement aimé lire des motivations si intimes et personnelles, je dois avouer que ses propos sur les 5 grandes motivations sont très intéressants et se vérifient pour chacun d’entre nous. « Il s’agit du passage à une nouvelle étape de la vie, d’exprimer ses valeurs, de se rassembler, de créer son mythe personnel ou juste une question esthétique.  » Pour finir, j’ai beaucoup apprécié la conclusion de ce livre et les interventions de Pascal Tourain qui a la même culture tatouage que moi, celle des années 90. Je citerais une excellente anecdote de Pascal Tourain « … une dame lui aurait demandé, un peu effrayée à la vue de son corps recouvert de tatouages : « Rassurez-moi monsieur, ce ne sont pas des vrais, ça s’en va ? »… « Il lui aurait alors répondu « Si, Madame, c’est du définitif, mais du définitif sur du provisoire ». Cela rappelle à quel point certaines considérations esthétiques sont désuètes face à la temporalité de la vie. Pour finir, Elise conclue en disant que « Loin d’être une mutilation infligée à un corps fabriqué par les parents, le tatouage est un appel à suivre son propre chemin, à vivre sa propre existence. » « Porter des encres, alors, ce serait, finalement, se sentir définitivement libre d’être soi. » Je pense que toute personne non initiée au tatouage devrait lire ce livre pour en comprendre l’essence.

Une-anthropoligie-du-tatouage-contemporain

La couverture du livre

Bonjour Elise, je te remercie d’accepter cette interview, peux-tu me raconter ton parcours, ce qui t’a amené à étudier la sociologie et plus particulièrement le tatouage ?

Bonjour Alexandra. Et merci pour cette interview. Mon parcours est un peu atypique. Après un bac scientifique, j’ai choisi de m’orienter vers une école d’arts appliqués, l’ENSAAMA. J’y ai obtenu un BTS de Design Textile. J’ai poursuivi ensuite par des études d’arts plastiques et, en parallèle, d’ethno-esthétique. En maîtrise, je me suis intéressée de près aux influences des arts dits « premiers » sur les arts plastiques occidentaux depuis l’aube du 20ème siècle jusqu’à nos jours. A cette occasion, j’ai pu croiser les regards en allant à la rencontre d’artistes contemporains africains, pour examiner l’influence de la demande occidentale (gorgée d’a priori et de stéréotypes) sur leur production. J’ai choisi de poursuivre dans cette voie en DEA en étudiant le succès de la tendance « ethnique » dans notre société. A cette occasion, je me suis penchée sur l’histoire du goût très ancien des Occidentaux pour « l’exotisme » et ai tenté de déterminer les raisons d’un engouement toujours aussi vivace. J’ai consacré une partie importante de ce mémoire au tatouage. J’ai choisi d’approfondir mes recherches dans le cadre d’un doctorat – en sociologie, cette fois, afin de donner la parole aux tatoués d’aujourd’hui- par le biais d’une longue enquête de terrain. Ma thèse de doctorat s’intitulait « Poétique du ‘sauvage’- Une pratique du tatouage contemporain ». J’y étudiai alors exclusivement les tatouages d’inspiration « ethnique ». A l’issue de la soutenance, L’Harmattan m’a commandé un essai sur le tatouage contemporain d’une manière plus générale. Cet ouvrage a donc donné lieu à une seconde enquête à l’occasion de laquelle j’ai interviewé de nombreux tatoués « non ethniques ».

Ton directeur de thèse est David Le Breton, n’était-ce pas une pression supplémentaire pour la réussite de ton mémoire ?

Non, bien au contraire! Je vis à Paris mais ai choisi de m’inscrire à la fac de Strasbourg pour pouvoir travailler sous sa direction. C’était une merveilleuse surprise qu’il accepte de me suivre malgré la distance ! Et malgré ses multiples occupations. C’est un chercheur éminent mais aussi très humble. Travailler avec lui m’a énormément appris. Et sa conception de la recherche était parfaite pour moi. Il ne m’a pas contrainte à rédiger une thèse purement académique. Au contraire, il m’a permis de partir véritablement à la découverte du monde du tatouage sans m’alourdir de concepts théoriques trop abstraits. Il m’a toujours encouragée. Puisque je travaillais à côté, et que j’ai rencontré à cette époque de nombreux soucis de santé, mon doctorat a pris beaucoup de temps. J’ai plusieurs fois été tentée d’abandonner… Mais à chaque fois, il l’a senti et m’a encouragée à croire en moi. Je crois qu’aujourd’hui il est fier de moi ! Et il me suit toujours de loin, et donne régulièrement mon contact lorsqu’on lui propose un projet qu’il n’aurait pas le temps de mener lui-même.

Combien de temps a duré ta thèse ? Comment procédais-tu pour tes recherches sur l’histoire du tatouage ?

Près de 7 ans ! Pour l’histoire du tatouage, je me suis lancée dans une longue recherche bibliographique. On trouve beaucoup de références sur le sujet car, depuis l’ère des grandes découvertes, le tatouage intrigue ! Cette phase de la recherche m’a vraiment passionnée.

Dans la partie petit tour d’horizon, c’est très intéressant de voir à quel point la religion est intervenue afin de supprimer cette pratique alors que ni la bible, ni le coran ne dit clairement que celle-ci est interdite ?

Je dois te contredire… il est vrai que le Coran n’interdit pas explicitement le tatouage, en revanche, la Bible, si. En effet, le Lévitique (19 :28) indique : “Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort, et vous n’imprimerez point de figures sur vous. Je suis l’Éternel.” Certaines traductions précisent même « vous ne vous ferez point de tatouage ». Dans le cadre de ma recherche, il m’est arrivé de rencontrer des catholiques qui se disaient attirés par le tatouage mais qui me disaient ne pas passer à l’acte à cause de l’interdit biblique. Mais c’est assez rare, aujourd’hui. En revanche, au moment de la colonisation, la Bible a servi de prétexte, si on peut dire, pour éradiquer toute pratique jugée païenne, voire hérétique. Dont le tatouage ! Notamment pour ces fonctions thérapeutiques, prophylactiques ou encore de protection. Le tatouage constituait un élément important des rites de passage. Il rendait aussi visible l’appartenance clanique. Il constituait donc un obstacle à la christianisation, car il était au cœur de traditions bien opposées à la tradition judéo-chrétienne.

La culture tatouage (je parle de pratique) est encore jeune en France, moins répandue qu’aux USA, comment est perçue cette pratique là-bas, est-elle vraiment démocratisée ? Je pense notamment à cette étude à laquelle tu fais référence page 34 sur les conduites à risques des adolescents tatoués et piercés.

Je n’ai pas étudié de près le tatouage aux USA. Je sais, comme nous tous, que le tatouage est bien mieux toléré dans les grandes villes américaines que chez nous. Mais je ne suis pas sûre qu’on puisse généraliser non plus. Dans les petites villes, notamment celles qui sont fort influencées par la religion, les choses sont sans doute différentes. Il me semble que l’étude dont tu parles, et que je cite, illustre bien le fait que certains raccourcis demeurent. Il est vrai que ceux qui sont moins frileux pour leur corps sont moins frileux pour le tatouage ! Mais de là à dire que se faire tatouer ou piercer peut constituer un indice de prédisposition aux conduites à risque… Je ne suis pas d’accord avec ça. Être tatoué ne met pas dans une case. Cela ne modifie pas, ou alors très peu, la sensibilité et la personnalité. Et j’ai rencontré plein de tatoués qui ont commencé jeunes et qui sont tout à fait équilibrés ! Et aussi plein de non tatoués perturbés ! Si je cite cette étude, c’est précisément pour évoquer les raccourcis qui sont parfois faits quand il s’agit d’intervenir sur son corps de manière douloureuse, en particulier au moment de l’adolescence. Selon moi, il n’y a pas de lien systématique entre coupures volontaires et tatouages. Mais il arrive que des individus qui se coupaient ados recouvrent leurs cicatrices une fois devenus adultes par des marques choisies et mieux assumées.

Je pense également à ces études anglophones dont tu parles page 44 qui dit que la femme tatouée se plie malgré tout aux attentes sociales dans la construction de leur apparence, peux-tu développer ?

Encore une fois, ces études proposent des interprétations du tatouage contemporain sur le continent nord-américain. Je n’ai pas eu la chance d’aller aux USA pour mener des interviews. Mais j’espère que ça viendra ! Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est encore assez rare – chez nous, en tout cas – de se faire tatouer des motifs « choquants » lorsqu’on est une femme. Je crois qu’il demeure, malgré tout, une forme de « norme » dans le tatouage féminin. Et aussi une norme dans le tatouage masculin ! En gros, on verra rarement un homme se faire tatouer un papillon, par exemple. Ou bien une femme se faire tatouer une tête de mort bien gore ! Mais les choses ne sont pas aussi rigides. Il y a presque autant de pratiques du tatouage que de tatoués !! Cette étude s’appuie sur des « statistiques ». Mais ne constitue pas un état des lieux exhaustif. Peut-être est-ce un hasard (ce que je ne crois pas), mais les nombreuses tatouées que j’ai rencontrées m’ont toute dit que leur(s) tatouage(s) rehaussai(en)t leur féminité, ou leur caractère « sexy », ou bien participai(en)t à ce qu’elles le trouvent beau. Bien entendu, il ne s’agit pas de la seule motivation ! Mais je crois que les a priori autour du tatouage (et, plus largement, autour du corps féminin !!) constituent encore une limite dans le choix des motifs.

Comment as-tu procédé pour ton choix des témoignages ? Est-ce que tu as retenu tous les témoignages ?

J’ai d’abord diffusé très largement (par mail, dans la rue, dans les studios de tatouage, sur la plage, par le biais de mon réseau…) une sorte de questionnaire qui posait des questions semi-ouvertes. Ensuite, en fonction des réponses, j’ai mis en évidence une première typologie. Puisque je travaillais alors uniquement sur les tatouages « ethniques » (ce qui était précisé sur le questionnaire), je n’ai pas pu, à ce moment-là, approfondir ceux qui s’éloignaient trop de mon sujet d’étude. A l’issue de ce « tri », j’ai rencontré une cinquantaine de tatoués pour des entretiens en face à face. Dans le livre, tous les témoignages recueillis ne sont pas exploités (car le sujet est différent). A l’inverse, il contient d’autres témoignages recueillis après la thèse.

Comment recueillais-tu les témoignages, avais-tu préparé une interview ou autre ?

A chaque fois, ma grille d’entretien était élaborée en fonction des réponses de la personne au questionnaire. Pour moi, il s’agissait vraiment de me mettre à l’écoute du récit personnel. Or tout le monde est différent ! Donc il n’y a pas eu deux entretiens qui se soient déroulés de la même façon… C’est ce qui était d’autant plus passionnant ! Je n’ai jamais forcé personne à se livrer au-delà de ce qu’il souhaitait. J’ai adapté mes questions à ce que la personne voulait dire sur ses tatouages, car les angles de réflexion ne sont pas les mêmes pour tous. A chaque fois, je me remettais dans la peau d’une néophyte et je partais à la découverte d’un tatoué unique !

Alors une question, j’ai été déstabilisé par cette citation de Richard Schusterman que je n’ai absolument pas comprise, peux-tu m’en expliquer le sens ? « un moi unifié n’est pas un mi uniforme, mais il ne peut pas être non plus la collection désordonnée de quasi-moi qui se bousculent dans la machine humaine. »

Pour moi, cela signifie qu’il est possible de se sentir bien dans sa peau, entier, sans être aussi parfaitement et indiscutablement cohérent qu’une machine ou qu’une architecture. Il est impossible de décrire quelqu’un avec une parfaite exactitude : on est tous constitués de plein de facettes. Ce qui ne signifie pas non plus que nous soyons schizophrènes ! Ce sont ces multiples facettes qui font de nous un individu unique. En gros, nul d’entre nous n’est totalement prévisible ou totalement d’humeur égale d’un jour à l’autre. Tout cela fait partie de la personnalité. Impossible à décrire précisément parce que finalement variable, mais pourtant reconnaissable. Être soi, c’est être à la fois un et multiple, mais pas seulement un ni seulement multiple… Mais peut-être est-ce encore moins clair à présent que j’ai tenté de le formuler différemment ?!

Tu parles également d’une relation spéciale avec son tatoueur, est-ce que tu as pu vérifier cela à chaque témoignage, est-ce que ce serait un peu comme une relation avec son psy, un genre de transfert ?

Non, pas à chaque fois. Il y a des gens qui se tatouent uniquement pour avoir un tatouage, si on peut dire ça comme ça. Mais chez la plupart de ceux que je nomme dans cet ouvrage « porteurs d’encres », c’est-à-dire ceux qui attribuent à leur tatouage une signification forte (aussi bien à travers le motif que l’acte lui-même), cette relation spéciale est recherchée, même quand elle ne dure que le temps d’un tatouage. Lorsqu’on choisit un tatoueur, on lui confie son corps ! Cela exige une confiance absolue car il n’a pas droit à l’erreur ! Beaucoup de tatoués m’ont décrit leur tatoueur comme très charismatique. Selon moi, il se passe quelque chose d’extraordinaire au moment du tatouage qui fait que le tatoueur endosse un rôle inédit, en particulier au moment du premier. Certains parlent de chaman, d’autres de « passeur », car il donne, dans certains cas, accès à une autre dimension de soi. En revanche, je ne pense pas qu’on puisse comparer un tatoueur à un psy. Pas plus qu’un coiffeur, en tout cas ! Mais il est vrai que le tatoueur nous voit exposé à la douleur, et donc affaibli, état qu’on tente en général de cacher aux inconnus. Cela aussi lui confère une place particulière.

Page 142, tu dis « Cette forme de plaisir ressenti est assez difficile à expliquer, d’autant qu’est est liée à une douleur que notre société tente d’éviter par tous les moyens. » Est-ce que tu as étudié cette question des endorphines d’un point de vue scientifique ? un tatoueur m’a dit que le corps était limité en stock d’endorphines et que plus on se faisait tatouer et plus on avait mal.

Je n’ai pas étudié la question de près car je me suis intéressée à la douleur d’un point de vue anthropologique et non physique. Ce que j’ai lu, en revanche, c’est que lorsque la douleur est ressentie, le corps sécrète des endorphines en quantité limitée. On dit qu’au-delà de 4 heures, leur effet s’estompe. C’est la raison pour laquelle les séances de tatouage ne durent généralement pas plus longtemps. Mais sauf anomalie, je crois que le cerveau est capable de sécréter de nouvelles endorphines à chaque fois que nous en avons besoin.

Comment s’est déroulée la conférence de la bibliothèque Faidherbe ? Est-ce que cela te donne envie de continuer à animer des conférences sur le sujet ?

C’était un excellent moment. Les échanges ont été très riches, toutes les questions pertinentes. Je n’ai pas toujours eu cette chance ! J’apprécie vraiment ces moments car, bien évidemment, ma recherche ne s’achèvera jamais ! Et, à chaque fois, j’apprends de nouvelles choses sur ce beau sujet qui me passionne ! Et je suis très heureuse de pouvoir participer à briser des stéréotypes qui n’ont plus lieu d’être. Alors oui, partante pour continuer, bien entendu !

Un dernier mot ?

Oui ! Un immense merci à toi pour l’intérêt que tu portes à mon travail ! Et puis un autre pour ta collaboration à la conférence de la bibliothèque Faidherbe. Je suis très fière d’avoir partagé ce moment avec toi ! Et très heureuse de constater que nos points de vue sur le sujet sont assez proches. Le tatouage a encore de très belles heures devant lui !

Vidéo: Le tatouage: une image de soi ? Conférence Elise Müller + Exposition Love, Tattoos & Family


Crédit vidéo: Maryon Simon

A propos de l'auteur

38 ans, photographe pour inked puis rise.... amoureuse de l'image. Tatouée depuis l'âge de 17 ans, passionnée d'histoire et de culture du tatouage. Collectionneuse invétérée de livres sur ce sujet. Co-créatrice d'un fanzine dédié au tatouage FREE HANDS FANZINE. Son profil Google plus

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